MOHAMED CHOUKRI: DE LA TRANSGRESSION DEs FRONTIÈRES À L’ÉCRITURE AMALGAMÉE

MOHAMED CHOUKRI: DE LA TRANSGRESIÓN DE FRONTERAS A LA ESCRITURA AMALGAMADA

Juan Manuel Sánchez Diosdado

Universidad de Cádiz

ORCID: 0000-0003-3485-2749

Recibido: 13-09-2020

Aceptado: 15-10-2020

Publicado: 17-20-2020

https://dx.doi.org/10.12795/PH.2020.v34.i02.05

Résumé

Le noyau de cet article tourne sur l’idée de la transgression des frontières et son influence dans la littérature marocaine d’expression française. Pour Michel Foucault (1963), la transgression est vouée à éprouver la limite, à la traverser et à la dévoiler. Une révélation liée à la violence et aux impulsions primitives poussant l’être à la déviance et à la désintégration des lois, des normes qui régissent une communauté déterminée.

Cette révélation insère l’ouvrage de Choukri dans la ligne de la transgression des frontières et du dévoilement des règles qui régissent une communauté. Un type de transgression qui symbolise une rencontre entre la limite et l’illimité, entre les normes et leur dépassement. Une révolte qui laisse entrevoir le côté le plus primitif de l’être humain passant par la violence jusqu’à atteindre la sexualité effrénée.

Un récit transgressif doté d’une écriture amalgamée capable de dévoiler le contexte étouffant t du Maroc colonial et postcolonial.

Mots-clés: Transgression, frontières, dévoiler, écriture amalgamée.

Resumen

El núcleo de este artículo se basa en la idea de la transgresión de fronteras y su influencia en la literatura. Para Michel Foucault (1963), la transgresión consiste en atravesar y desvelar los límites. Es una revelación que lleva al ser a la desviación y a la desintegración de las leyes que determinan una cierta comunidad.

Esta revelación introduce la obra de Choukri en la línea de transgresión de fronteras y en el desmantelamiento de las reglas que determinan una comunidad. Un tipo de transgresión que simboliza una unión entre el límite y lo ilimitado, entre las normas y su superación. Una revelación que nos deja entrever el lado primitivo del ser humano marcado por la violencia y la sexualidad desenfrenada.

Un relato transgresivo dotado a su vez de una escritura polimorfa capaz de desvelar la realidad oculta del Marruecos colonial.

Palabras clave: Transgresión, fronteras, revelación, escritura polimorfa.

1. Introduction

Le but de cet article est de traiter la transgression des frontières et son influence dans l’écriture. Une méthode littéraire visible notamment dans le récit de Mohamed Choukri, intitulé Le Pain nu (1980). Cet ouvrage nous permet d’élaborer un article sur la notion de transgression et la présence de l’écriture amalgamée car il s’inscrit sans conteste dans la ligne littéraire de Mohamed Choukri, dans la mesure où, en se dévoilant, cet écrivain nous laisse entrevoir le parcours des enfants subversifs, abandonnés par leur famille et leur communauté, qui parviennent, tôt ou tard, à se libérer des chaînes imposées par les hiérarchies de leur milieu.

Cet article est orienté sur les visions de Mohamed Choukri manifestées notamment dans son chef d’œuvre Le Pain nu. Un ouvrage qui reflète la transgression des frontières et le dépassement des règles qui garantissent les hiérarchies sociales et les tabous sexuels au sein des sociétés arabo-musulmanes. Cet ouvrage nous questionne alors si la transgression est vouée à la révolte plutôt qu’à la révolution, si elle est liée à une attitude de rejet des limites, ou contrairement, à leur destruction, si elle s’appuie sur le dévoilement des règles ou plutôt sur le changement des limites. Des questions formulées dans les théories de Michel Foucault et de Georges Bataille et des théories philosophiques et anthropologiques qui nous aident à comprendre le parcours de Mohamed Choukri.

Le récit de Choukri intitulé Le Pain nu constitue alors un type de littérature transgressive capable de créer une écriture hétérogène marquée par la fusion des codes narratifs et génériques. Un type d’écriture faisant de son œuvre un paradigme au sein de la littérature marocaine d’expression française[1].

2. Le Pain nu: une littérature liée au dévoilement de soi et de son milieu

Pour comprendre sa conception de la littérature, il convient de revenir sur le passé de Choukri, et essentiellement, sur son enfance et sa jeunesse vécues dans les bas-fonds de Tanger et Tétouan. Une période cruciale de sa vie nous permettant de traiter son évolution en tant qu’écrivain et personne.

Originaire du Rif, Mohamed Choukri naît en 1935 à Beni Chiker, un petit village situé à quelques kilomètres de Melilla. Mais, à son plus jeune âge, il est obligé d’émigrer en compagnie de sa famille à Tanger et Tétouan afin de trouver une vie meilleure éloignée de la pauvreté du Rif. En dépit de son émigration, sa jeunesse sera également marquée par la misère et la violence jusqu’à atteindre son rêve de devenir écrivain.

Sa production littéraire est abondante car elle couvre une période houleuse de l’histoire du Maroc: de la colonisation, passant par les années postcoloniales, jusqu’à atteindre le XXe siècle. Des recueils de nouvelles, des mémoires, des correspondances et des récits autobiographiques composent sa production littéraire hétérogène[2].

Toutefois, son ouvrage le plus célèbre s’intitule Le Pain nu, où il présente son enfance entre deux mondes antagoniques, deux réalités qui parviennent à se fusionner par la transgression des frontières.

L’histoire de son récit se déroule majoritairement à Tanger, ville soumise au flux massif des populations des pays de l’Occident, de tous les recoins du Maroc voire de l’Afrique subsaharienne, ce qui fait de Tanger une ville cosmopolite[3]: « Ceux qui m’intéressent ce sont les soldats français et les Dakarois qui partent pour l’Algérie. Ils ne marchandent pas trop. Les Juifs sont pour la plupart des commerçants. Même ceux qui ne le sont pas s’y connaissent en affaires » (Choukri 1980: 142).

Certainement, Tanger symbolise « dans l’imaginaire occidental un parfum d’aventures » (Gontard 1993: 127), de nombreux artistes et écrivains venus de l’Europe ou de l’Amérique s’y installent pour découvrir un milieu nouveau et exotique à leurs yeux:

Je viens de parcourir la ville (…). Je suis tout étourdi de tout ce que j’ai vu. Je ne veux pas laisser partir le courrier, qui va tout à l’heure à Gibraltar, sans te faire part de mon étonnement de toutes les choses que j’ai vues. Nous avons débarqué au milieu du peuple le plus étrange. Le pacha de la ville nous a reçus au milieu de ses soldats. Il faudrait avoir vingt ras et quarante-huit heures par journée pour faire passablement et donner une idée de tout cela. Les Juives sont admirables. Je crains qu’il soit difficile d’en faire autre chose que de les peindre: ce sont des perles d’Éden. Notre réception a été des plus brillantes pour le lieu. On nous a régalés d’une musique militaire des plus bizarres. Je suis dans ce moment comme un homme qui rêve et qui voit des choses qu’il criant de lui voir échapper (Delacroix 1936: 307).

Des écrivains comme Paul Bowles, William Burroughs ou Allen Ginsberg ou des peintres comme Eugène Delacroix, Benjamin Constant ou Henri Matisse fixent leurs regards sur les éléments étranges, inexistants dans leurs pays de l’Europe, pour les refléter dans leurs ouvrages et attirer ainsi la curiosité illimitée du spectateur occidental.

Dans l’imaginaire populaire, cette ville est considérée comme un « eldorado », une agglomération urbaine vers laquelle affluent les habitants des régions rurales du Maroc fuyant la misère de la campagne: « tais-toi. Nous émigrerons à Tanger. Là-bas le pain est en abondance. Tu verras, tu ne pleureras plus pour avoir du pain. À Tanger les gens mangent à leur faim » (Choukri 1980: 11). Choukri dévoile les conditions affreuses vécues par les Rifains lors de leur émigration vers Tanger:

Je ne dévoile pas tout de manière explicite. Il y a des fuites. Par exemple, j’ai gardé en mémoire quelques traits de l’exode des Rifains et non tout ce qui s’est produit ce qui s’est produit durant ce voyage, malgré le fait que j’ai vécu sa difficulté. Je ne me souviens pas exactement combien de temps nous avons marché pour rejoindre Tanger, l’eldorado. À cette époque, j’avais six ou sept ans. Sauf que je me souviens des gens qui tombaient malades ou mourraient. Je les ai vus se faire enterrer là où ils se sont effondrés. La faim et la soif en étaient la cause. Lorsque nous sommes arrivés à Tanger nous n’avons pas vu le paradis promis mais ce n’était pas non plus l’enfer (Choukri 1980: 30).

Après son arrivée à cette ville internationale, Choukri nous révèle son enfance vécue dans les soubassements de Tanger. Il témoigne une existence misérable marquée par l’errance et sa révolte contre l’ordre social. Le lecteur se trouve ainsi devant un récit où l’expérience de la rue, le vagabondage, la contrebande, la criminalité, la prison, la prostitution et les vices dans les cafés composent l’essentiel du texte acquérant une dimension quasi symbolique. Une description crue coûtant le prix de la censure[4].

Nous voyons que Choukri nage entre deux eaux, entre deux mondes parallèles qui peuvent se fusionner. Il est soumis aux conséquences affreuses de la colonisation et, en même temps, aux normes traditionnelles qui garantissent la hiérarchie sociale et familiale dans les sociétés arabo-musulmanes. Pour dépasser ces règles, il va transgresser, en quelque sorte, les codes liés à la famille et aux relations sexuelles. Son récit est donc orienté vers la transgression des frontières, le dépassement des limites entre ces deux mondes pour reconstruire une nouvelle réalité et développer ainsi son identité individuelle.

3. Transgression des frontières

La transgression est vouée à éprouver la limite, à la traverser et à la dévoiler pour créer une provocation de la loi, des normes garantissant la structure d’une société. Elle ne cherche pas la destruction de la loi ou de la norme mais la rendre visible, nue devant le spectateur. Elle dépend donc du langage, un espace privilégié permettant de dévoiler l’interdit et l’écart.

La transgression est synonyme de contestation, qui « n’est pas l’effort de pensée pour nier les existences ou les valeurs, (mais) le geste qui reconduit chacune d’elles à ses limites » (Morène 1957: 186). La contestation est un dépassement de l’être limité, soumis à des normes, à l’être illimité ouvert au dehors, à la rencontre d’une nouvelle réalité ne dépendant pas de la règle mais du mystère, de l’inconnu et du désir de franchissement (Favreau 2012: 25).

À travers ce dépassement, l’être vit une rencontre intime avec la limite et l’illimité. La limite correspond à la loi alors que l’illimité désigne l’effraction de la loi. L’être est immergé dans le jeu de la séduction, il se tient entre la présence de la loi et le désir de la transgresser pour atteindre une autre réalité et suivre librement son cheminement:

La transgression peut bien entreprendre de franchir l’interdit en essayant d’attirer la loi jusqu’à soi; en fait, elle se laisse toujours attirer par le retrait essentiel de la loi; elle s’avance obstinément dans l’ouverture d’une invisibilité dont jamais elle ne triomphe; follement, elle entreprend de faire apparaître la loi pour pouvoir la vénérer et l’éblouir de son lumineux visage; elle ne fait rien de plus que de la renforcer en sa faiblesse – en cette légèreté de nuit qui est son invincible, son impalpable substance (Foucault 1986: 557).

Lors du dépassement, l’être accède à un espace où se mêlent les dimensions de la loi et de la transgression, de la réalité et de l’imaginaire, deux dimensions dépendantes l’une de l’autre:

La limite n’isole pas deux parts du monde: un sujet ou un objet ou deux choses en face de la pensée; elle est plutôt l’universel rapport, le muet, laborieux et instantané rapport par lequel tout se noue et se dénoue, par lequel tout apparaît, scintille et s’éteint, par lequel dans le même mouvement les choses se donnent et échappent (Foucault 1963: 303).

C’est un pouvoir de disjonction et de jonction qui mène l’être hors de soi, hors de ses convections sociales pour se libérer et se mettre à nu devant un type de spectateur inaccoutumé à ce type d’atmosphère:

L’essentiel dans cette distance millimétrique comme une ligne, ce n’est pas qu’elle exclut, c’est plus fondamentalement qu’elle ouvre; elle libère, de part et d’autre de sa lance, deux espaces qui ont ce secret d’être le même, d’être tout entiers ici et là; d’être où ils sont à distance; d’offrir leur intériorité, leur tiède caverne, leur visage de nuit hors d’eux- mêmes et pourtant dans le plus proche voisinage. Autour de cet invisible couteau tous les êtres pivotent (Foucault 1963: 276).

La notion de transgression élaborée par Michel Foucault est inéluctablement liée à la notion de frontière, synonyme de loi, un concept dissimulé mais toujours prêt à se manifester, à intervenir pour soumettre les êtres dans une toile d’araignée, dans un espace où ils sont condamnés à un destin hideux. En ce sens, la transgression, c’est la profanation des règles, des limites. D’ailleurs, la transgression est plutôt vouée à la révolte qu’à la révolution. À travers la révolte, l’être dévoile les normes et ses conséquences affreuses pour prendre une attitude de refus, de rejet des limites. En revanche, la révolution a pour but de détruire une structure sociale déterminée pour en créer une nouvelle, une action qui s’avère impossible:

L’action seule permet de transformer le monde, c’est-à-dire le rendre semblable au rêve. Mais celui qui demande à l’action de réaliser la volonté qui l’anime reçoit vite d’étranges réponses. Le néophyte apprend que la volonté d’action efficace se limite à des rêves mornes. Il accepte: il comprend alors que l’action ne lui laissera alors que le bénéfice d’avoir agi. Il croyait transformer le monde selon son rêve, il n’a fait que transformer son rêve à la mesure de la réalité la plus pauvre: il ne peut qu’étouffer la volonté qu’il portait (Bataille 1999: 528).

Foucault semble partager l’idée de Bataille, il explique dans ses ouvrages Histoire de la folie, Surveiller ou punir ou Les mots et les choses que la loi doit être contestée, transgressée en surpassant les discours sur la raison raisonnante imposée par les identités collectives et les systèmes hiérarchiques.

Ce dépassement du discours dépend du dévoilement, une révélation liée parfois aux impulsions primitives, Foucault révèle la cruauté inexorable et la violence poussant l’être à la déviance et à la désintégration des lois (Foucault 1975: 359-360). Puis, il s’écarte graduellement de ce type d’avilissement pour se réfugier dans la sexualité, une expérience qui permet l’être d’atteindre son côté le plus primitif et, donc, sa délivrance:

Les personnages sont pris dans une sorte de nécessité coextensive à la description exhaustive de toutes les possibilités sexuelles. L’homme n’y participe pas. Ce qui s’étale et s’exprime de lui-même est le langage et la sexualité, un langage sans personne qui le parle, une sexualité anonyme sans sujet qui en jouisse (Foucault 1968: 203).

Guidé par les pulsions sexuelles, l’être dépasse les lois et s’immerge dans un espace déshumanisé, il se laisse mener par les sens, par ses intentions indéchiffrables afin de construire son individualité.

La notion de frontière et de loi élaborée notamment par Michel Foucault et Georges Bataille nous permet de comprendre le récit de Mohamed Choukri, Le Pain Nu. Au fil de ce récit, nous pouvons percevoir que l’auteur commence par contester les frontières sociales liées aux valeurs familiales jusqu’à surpasser les normes sexuelles imposées par sa communauté. Pour cela, il nous dévoile la cruauté de la réalité et la violence démesurée menant l’être jusqu’à l’érotisme primitif où il peut se guider par ses pulsions et ses instincts en développant ainsi ses identités individuelles.

Révélation familiale

La première contestation de Choukri est d’ordre social. Il commence par contester la hiérarchie familiale dépendante, dans quelque sorte, du pouvoir patriarcal. Dans les sociétés arabo-musulmanes, la place de chacun est d’abord déterminée par son appartenance familiale et la place qu’il est amené à occuper. La position de chaque membre de la famille dépend de son âge et de son sexe. Le père acquiert, par exemple, un pouvoir plus éminent que son fils alors que la mère[6], le saint, le sultan et le roi sont situés au zénith de la pyramide.

Chaque membre de la famille est obligé de respecter cette hiérarchie car, en cas contraire, il risque d’être exclu non seulement par sa famille mais aussi par sa communauté, il sera considéré comme un sujet néant, dévalorisé et marginalisé. La personne arabo-musulmane et, notamment, la personne marocaine se définit ainsi en fonction de sa famille et de sa couche sociale (Yacoubi 2008: 315).

Malgré les risques que suppose la contestation de la hiérarchie familiale, dans le récit de Choukri, nous trouvons que le fil de la narration est marqué par un conflit ouvert contre la figure du père. Dès le chapitre premier, le protagoniste-narrateur dévoile, sans aucun tabou, la présence d’un père violent qui n’hésite pas à abuser de son autorité démesurée. Il impose, essentiellement, son pouvoir sur son épouse et son fils: « j’avais déjà vu son mari la battre, elle et ses enfants, comme mon père le faisait, mais avec plus de violence, avec nous. Je l’avais vu aussi embrasser ses gosses et parler avec douceur et tendresse avec sa femme. Mon père, lui, criait et frappait » (Choukri 1980: 31).

Quant à la relation entre mari et épouse, nous pouvons observer que la mère du protagoniste subit à maintes reprises la domination et la violence[7] de son père:

Nous habitions une seule pièce. Mon père, quand il rentrait le soir, était toujours de mauvaise humeur. Mon père, c’était un monstre. Pas un geste, pas une parole. Tout à son ordre et à son image, une peu comme Dieu, ou du moins c’est ce que j’entendais… Mon père, un monstre. Il battait ma mère sans aucune raison. Plusieurs fois, je l’ai entendu la menacer:

—Je vais t’abandonner, fille de pute ! Je vais te laisser seule et tu n’auras qu’à te débrouiller avec ces deux chiots.

Il prisait du tabac, parlait tout seul et crachait sur des passants invisibles. Il nous insultait et disait à ma mère:

—Tu es une putain et une fille de putain (Choukri 1980: 13).

En dépit de cette situation épouvantable et humiliante, la mère essaye de divulguer son autorité et de surpasser le pouvoir patriarcal. Elle se met à travailler dans le souk de Tétouan pour vendre des fruits et des légumes et dans le souk de Tanger pour vendre des objets pris de la maison. Grâce à son travail, elle acquiert une certaine indépendance économique. Elle va également se réfugier chez les marabouts:

Ma mère partait dans la ville à la recherche de travail. Elle avait peur, peur de revenir à la maison les mains vides. Elle sanglotait. Des charlatans lui écrivaient des amulettes pour que mon père sorte de prison et qu’elle trouve du travail. Elle passait le reste du temps à prier, à implorer le ciel et allumer les bougies des marabouts (Choukri 1980: 16).

À travers les pratiques du mysticisme, elle parvient à contester les normes sociales car le mysticisme lui offre une liberté intérieure que la société ou la communauté ne peuvent pas lui donner. Dans ce type de pratique, elle s’enfonce dans une atmosphère inondée d’éléments imaginaires, étranges voire merveilleux, un milieu suprasensible qui dépasse l’entendement de la réalité quotidienne lui permettant d’expulser les émotions et les sentiments. Ce type de scène insère le récit dans la ligne du réalisme magique[8].

Concernant la relation entre père et fils, le narrateur protagoniste est soumis maintes fois à la figure du père[9]. En dépit de l’importance octroyée à la hiérarchie familiale, il va se révolter contre la figure du père:

Souvent mon père me poursuivait dans la rue, m’attrapait par le bras et me battait jusqu’au sang. Quand ses bras étaient fatigués il me trainait jusqu’à la maison et utilisait son ceinturon; il me mordait la nuque, les oreilles et les mains, distribuant des gifles. Dans la rue, il ne pouvait pas me battre à sa guise. Les passants intervenaient. Chaque fois qu’il m’attrapait, je tombais par terre et ne me relevais plus. Je hurlais comme un fou. Il me tirait comme si j’étais un sac. J’arrivais toujours à lui échapper et m’enfuyais aussi loin que possible (Choukri 1980: 65).

Choukri décrit son père comme un monstre, un acte qui symbolise une révolte contre le silence régnant dans sa communauté. Il manifeste assidûment son désir de voir son père mort:

S’il y avait quelqu’un dont je souhaitais la mort, c’était bien mon père. Je le haïssais comme je haïssais aussi les gens qui pouvaient lui ressembler. Je ne me souviens plus combien de fois je l’ai tué en rêve. Il ne restait qu’une chose: le tuer réellement » (Choukri 1980: 78).

Cette transgression de la figure parentale n’apparaît pas seulement de manière individuelle mais aussi de manière collective. En effet, il aura le soutien de ses copains qui n’hésiteront pas à donner une correction à son père en public:

La main de mon père s’abattit sur moi. Je n’eus pas le temps de lui échapper, mais les copains de ma bande l’attaquèrent. Des coups violents furent échangés. Je l’entendis gémir et appeler au secours. Je le vis se défendre, cachant son visage en sang. Je m’éloignai un peu pour mieux observer le spectacle (…). J’étais vengé. Satisfait de voir couler son sang comme il m’avait fait couler le mien (Choukri 1980: 65).

D’ailleurs, une fois adulte, il menace son père afin de protéger sa mère et sa sœur: « entrant, je l’ai menacé avec le pilon du mortier, jurant que je lui fendrais le crâne s’il osait lever la main sur sa mère » (Choukri 1980: 114).

À travers cette violence, l’auteur parvient à briser l’espace familial, un espace protégé dont la « préservation consiste à le rendre imprenable et à le faire défendre par le patriarche par tous les moyens, y compris par la violence » (Yacoubi 2008: 326).

Toutefois, Choukri ne parvient pas à se libérer des contraintes sociales en dévoilant la cruauté de son entourage. Ainsi que Michel Foucault, le narrateur protagoniste atteint sa libération à travers le dévoilement des codes de caractère sexuel.

Révélation sexuelle

La révélation sexuelle joue un rôle plus important dans la transgression que le dévoilement social:

On croit volontiers que, dans l’expérience contemporaine, la sexualité a retrouvé une vérité de nature qui aurait longtemps patienté dans l’ombre, et sous divers déguisements, que seule notre perspicacité positive nous permet aujourd’hui de déchiffrer, avant d’avoir le droit d’accéder enfin à la pleine lumière du langage. Jamais pourtant la sexualité n’a eu un sens plus immédiatement naturel et n’a connu sans doute un aussi grand « bonheur d’expression » que dans le monde chrétien des corps déchus et du péché (Foucault 1963: 261).

La sexualité mène le protagoniste au désir, à la chasteté désirante, à l’éblouissement et à l’extase. Pour lui, la sexualité constitue une expérience par laquelle il peut atteindre la réalité parallèle, l’au-delà des limites.

C’est pour cette raison que Choukri brave les règles sociales et religieuses en dévoilant ses désirs, ses retrouvailles avec les prostituées et ses relations sexuelles hors le mariage. Malgré le fait que ces pratiques soient montrées au doigt dans son entourage, Choukri nous fait voir que ce type de relation est le plus souvent accepté par les juridictions afin d’améliorer en quelque sorte la situation économique du pays.

Il nous raconte ses aventures érotiques à travers une certaine gradation qui part du voyeurisme et de l’imaginaire passant par l’acte jusqu’à atteindre la sexualité la plus primitive et agressive.

Tout au long de son enfance, il habite une petite pièce qui lui permet d’épier les moments d’intimité de son entourage et de découvrir ainsi les différences entre homme et femme. Souvent, il se réveille après minuit par les soupirs de ses parents dont il prend un véritable plaisir[10]:

Je me réveillai dans la nuit pour aller pisser. J’entendis le bruit de baisers, bruit de corps haletant et des peaux se frottant l’une contre l’autre. Ils sont en train de s’aimer ! Malédiction sur cet amour ! J’ai envie de cracher. Comme elle ment ! Dorénavant, je ne la croirai plus (Choukri 1980: 26).

D’ailleurs, il se jouit dans le voyeurisme dans une scène où il est pris en flagrant délit en train de voler des fruits dans le jardin d’une maison de Tanger. Il est alors enfermé dans une cabane par le propriétaire qui veut le punir. Alors qu’il se lamente et essaye de s’en échapper, il parvient à percevoir par le trou de la serrure la silhouette ondoyante et sensuelle de la fille du propriétaire:

Par le trou de la serrure, j’observais la jeune fille qui s’activait à laver le parterre. Elle allait et venait, sa robe un peu relevée. On voyait ses belles cuisses blanches. Elle avait de petits seins très beaux qui sortaient de son chemisier quand elle se baissait pour ramasser le seau d’eau sale. Ses cheveux étaient couverts par un fichu blanc taché de henné (Choukri 1980: 21).

Le voyeurisme l’amène jusqu’à la découverte de sa puberté et, donc, de son individualité; il exprime sans nulle gêne l’état de ses pulsions sexuelles, son désir irrépressible. Pour se défouler, il recourt alors au plaisir solitaire, à sa capacité imaginative. Choukri s’enfonce dans son imaginaire pour échapper à la cruauté de la réalité. Il accède à un univers féérique plein d’images sensuelles et de beautés pures. Parmi ses évocations, le corps d’Assia symbolise pour lui un modèle de beauté impérissable, une image péremptoire qui l’attrape dans ses rêves: « Tout était beau. Elle jouait avec son corps, se mettant sur le dos, sur le côté, les jambes en l’air, la tête dans l’eau… Quelle merveille ! Quelle beauté ! J’étais seul à la contempler (Choukri 1980: 33). Pour s’évader, il crée également des jeux imaginaires liés aux plaisirs sensuels, un objet quotidien peut donc être assimilé à l’acte sexuel:

Je trouvai un arbre plus modeste. Un arbre dont le tronc était à ma portée. Mes bras pouvaient l’enlacer. Je dessinai sur le tronc le corps d’une femme. Je sculptai la femme. Deux creux pour les seins et un autre entre les cuisses (…). Je déposais tantôt deux oranges, tantôt deux pommes dans les deux trous. C’étaient des seins que je pouvais sucer ou mordre. Entre les cuisses de l’arbre je mettais un mouchoir imbibé d’huile ou de beurre. Sur ce corps sculpté, je déposais l’image des plus belles femmes (Choukri 1980: 51).

Il parvient aussi à établir une relation entre le mouvement d’une balançoire et celui de la copulation. Dans son imaginaire, le protagoniste narrateur est attrapé par la jouissance sensuelle, il est de plus en plus obsédé de manière qu’il passe de la sexualité passive à la sexualité active marquée en quelque sorte par la dépravation physique et morale. Au fil de son adolescence, la situation défavorable de son foyer familial l’oblige à fréquenter les bars et les maisons de passe situées dans les ruelles enchevêtrées de la vieille médina ou dans les faubourgs de Tanger ou Tétouan:

Nous achetâmes chez un épicier juif une demi-bouteille d’eau-de-vie et la bûmes sur la falaise du mont Dersa. Après nous décidâmes d’aller au bordel. Dame Harrouda, connue par les gamins pour ses vertus d’initiatrice à la sexualité, nous dit:

—Vous deux, vous avez bu, n’est-ce pas?

—C’est vrai. Mais tu es belle et nous te voulons (Choukri 1980: 41).

Choukri décrit de manière soignée et spontanée l’univers de la prostitution. D’après lui, c’est un espace fréquenté majoritairement par des clients de tous les âges et de toutes les conditions sociales qui cherchent uniquement le défoulement en dehors de tout engagement familial: « nous cherchions celles qui nous laissaient toucher leurs seins, embrasser leurs lèvres et faire les choses lentement » (Choukri 1980: 44). Il montre également le lien existant entre la prostitution et la pauvreté. Dans les régions rurales, la sécheresse, la famine et les conflits familiaux obligent parfois les jeunes filles à partir aux grandes villes pour fréquenter les lieux de débauche. À cet égard, l’auteur présente deux prostituées venues des milieux ruraux du Maroc à Tanger pour se gagner leur vie dans la rue: Sallafa et Bouchra.

Immergé dans cet univers, Choukri jouit d’un érotisme effréné déterminé par ses émotions démesurées. En ce sens, il nous offre l’image d’un érotisme primitif, agressif et barbare:

Je me mis sur le dos et regardai mon sexe dressé. Comment faire pour le calmer. Elle est têtue. Très têtue. Et ce soir particulièrement. Je lui pris sa main et la déposai sur mon sexe. Elle ne bougea pas. Point de caresse. J’essayai de pousser sa main à le caresser (Choukri 1980: 118).

Sa frénésie érotique l’amène à considérer parfois les bas-ventres des femmes comme la bouche d’une vipérine avec des crocs allongés et profilés: « Non. Il ne s’agit pas de sa bouche. Ce que je veux te dire, c’est que son sexe ne mord pas. Il te prend, te serre, t’aspire et suce mais ne mord pas. Enfin tu verras, il est tiède et doux » (Choukri 1980: 43).

Les expériences sexuelles de Choukri ne constituent que la conséquence d’un apprentissage dans les rues, une formation éloignée des normes sociales et religieuses où toute sorte d’aventure est possible. Dans cette visée, il ne fréquente pas seulement les prostituées mais aussi les hommes:

Je partis dans les champs avec un enfant des voisins. C’était un enfant fin et beau. Il avait les joues roses et portait un short. Ses lèvres étaient d’un rouge vif. Nous étions dans les champs de blé. Ses lèvres brillaient au soleil. Je me couchai sur le dos. Il vint près de moi (…). C’était un enfant. Le désir traversait tout mon corps. Un enfant. Mon pénis était déjà en érection. Mes yeux étaient mouillés de plaisir (Choukri 1980: 60).

L’homosexualité est déclenchée par une certaine frustration sexuelle, le protagoniste ne pouvant pas maintenir parfois des relations illicites avec des femmes essaie de violer un jeune garçon.

Le dévoilement des conflits familiaux et des jouissances sensuelles hors les codes socioreligieux aboutissent à une rupture de la communauté. Choukri dépasse les normes afin de suivre librement son chemin, une attitude lui permettant de construire son destin. Pour y parvenir, le protagoniste ne doit pas uniquement contester les frontières régies par sa communauté mais aussi s’intéresser à l’acquisition d’un savoir, à l’adhésion à des nouvelles valeurs et à l’adoption d’un nouveau mode vie (Hilali 2014: 338).

4. Le Pain nu, un roman polymorphe ?

La transgression des codes familiaux ou sexuels est liée à l’altération de l’écriture et de la structure du récit. Un roman polymorphe visible notamment dans la fusion des codes génériques et narratifs.

Cette transgression aboutit inéluctablement à la création d’un nouveau discours où fictif et réel s’enlacent sans heurts. Le récit de Choukri se développe alors dans une esthétique du déchirement. Une écriture voulant arriver au-delà des limites, des canons de la littérature déterminés par les valeurs d’un certain contexte socio-spatial. Cet œuvre symbolise ainsi une rupture dans une époque marquée par la colonisation de l’Europe occidentale et les hiérarchies traditionnelles du Maroc.

Fusion des codes génériques

S’inscrivant dans une multiplicité des codes génériques[11]. Le Pain nu s’insère dans la ligne du récit autobiographique, du récit picaresque et du roman historique et/ou idéologique.

La structure de cet ouvrage apparaît comme un genre polymorphe où se mélangent plusieurs genres ou sous genres littéraires:

On sait que le roman adopte volontiers la stratégie du coucou qui pond des œufs dans les nids d’autres espèces. Le roman autobiographique perfectionne encore cette technique de reproduction en investissant subrepticement des nids, c’est-à-dire des genres, déjà colonisés par la fiction- la lettre, le journal, le testament, la confession, les Mémoires, dont il mimera plus ou moins le fonctionnement. Ainsi va s’engager un jeu intertextuel, et même, si l’on peut dire, intergénérique, qui ne prendra tout son sens qu’après le décryptage sémiotique du texte que le titre encode (Gasparini 2004: 64).

Cette cohabitation générique soumet l’ouvrage dans un paradigme d’hybridité où les discours réalistes, idéologiques et fantastiques se fusionnent en créant une nature singulière, un nouveau genre permettant d’offrir au spectateur une vision globale sur les inquiétudes, les péripéties, les rêveries et le cheminement du protagoniste (Subías Martínez 2018).

L’auteur commence d’abord par créer une illusion autobiographique[12] afin de transmettre au spectateur sa personnalité. Le récit autobiographique est défini comme étant un « récit rétrospectif en prose qu’une personne fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle » (Lejeune 1975: 14). Choukri se met dans un travail sur le « moi ». Il veut traiter méticuleusement son vécu. Une description soignée sur son histoire familiale, son milieu et les événements historiques et politiques qui ont déterminé en quelque sorte son existence. Le traducteur de la version française de cette œuvre, Tahar Ben Jelloun, avance dans la préface:

Mohamed Choukri parle avec simplicité de ses premières expériences sexuelles, de sa découverte du sexe de la femme « plein de dents, de salive et d’écume » (…). Telle est cette vie sans pain, sans tendresse. Un texte nu. Dans la vérité du vécu, dans la simplicité des premières émotions (…). Il faut dire que ce que raconte Choukri fait partie de ce genre de choses qui ne se disent pas, qu’on tait, ou du moins qui ne s’écrivent pas dans les livres et encore moins dans la littérature arabe actuelle (Ben Jelloun dans Choukri 1980: 9).

Choukri présente sa réalité telle quelle est, sans aucun ornement. Le langage blasphématoire, la profusion du scabreux, la profanation des tabous, la rupture avec la décence, les descriptions scatologiques et sexuelles composent alors l’univers dégradé où se meuvent le protagoniste et son entourage. Il expose ainsi l’autre visage du Maroc, les bas-fonds de la colonisation. Philippe Lejeune précise, à cet effet, que le volet autobiographique tend à dévoiler la vérité d’un contexte déterminé:

L’autobiographe, lui, vous promet que ce qu’il va vous dire est vrai, ou du moins est-ce qu’il croit vrai. Il se comporte comme une histoire ou un journaliste, avec la différence que le sujet par lequel il promet de donner une information vraie, c’est lui-même (Lejeune 1975: 31).

Dévoiler la réalité permet de renforcer « l’individualité » de l’auteur. Le récit autobiographique s’appuie sur une contestation, une révolte où le protagoniste lutte pour affirmer sa singularité au sein d’une société traditionnelle susceptible d’être brisée. La quête d’une autre réalité en dehors des limites et du dévoilement de soi régit le cheminement du protagoniste. À travers ses expériences, il peut construire sa personnalité et développer son identité (Hilali 2014: 76).

D’ailleurs, le récit autobiographique de Choukri se présente sous forme d’un recueil de mémoires. Il essaye de narrer les souvenirs de son enfance liés souvent à une prise de conscience confuse, inadaptée et délirante. Dans son enfance, il est soumis à des ruptures de caractère existentiel:

Abdelkader pleure de douleur et de faim. Je pleure avec lui. Je vois le monstre s’approcher de lui, les yeux pleins de fureur, les bras lourds de haine. Je m’accroche à mon ombre et je crie au secours: « Un monstre nous menace, un fou furieux est lâché, arrêtez-le ! » Il se précipite sur mon frère et lui tord le cou comme on essore un linge. Du sang sort de la bouche (Choukri 1980: 14).

À partir de cet événement affreux, Choukri échappe à l’abri familial en se réfugiant dans les rues. Le narrateur protagoniste devient dorénavant un enfant des rues, ce qui inscrit cet ouvrage dans le sous-genre du récit picaresque. Toutefois, nous ne nous trouvons pas devant un personnage picaresque du Moyen Âge dont les aventures consistent à chercher le Saint Graal, mais devant un personnage qui déambule dans les ruelles de la ville, pieds nus, en haillons à la recherche d’un bout de pain sec. Ce récit ne constitue même pas une histoire comique déroulée aux temps des héros, il est contrairement teinté d’un grand réalisme où les personnages sont des antihéros ou anti héroïnes écartés de la société et singuliers par leur physique déformé et leur déraison. Choukri est un enfant dépourvu de son enfance. Dans son errance, il nous révèle les soubassements d’une société où les enfants sont les premières victimes:

Le jour je traînais dans les rues, le soir je m’engouffrais dans l’étable. La troisième nuit je tombai dans le piège tendu par mon père qui m’enferma dans la maison et me frappa avec son ceinturon. Les voisins défoncèrent la porte pour nous soustraire, ma mère et moi, à la fureur de mon père. Mon corps était en sang, et ma mère avait l’œil au beurre noir (Choukri 1980: 36).

Il se trouve face aux difficultés d’une société oppressante où la cruauté, les vices, les tromperies font partie de son apprentissage. Il erre alors dans un univers hideux et effrayant où l’avilissement, le paupérisme, la contrebande, les viols et les escroqueries régissent le cheminement de Choukri. Il va même vivre certaines scènes scatologiques, comme celle d’être aspergé par l’urine d’une jument: « L’odeur des bêtes me donnait la nausée. Je m’endormis replié sur moi. À côté, une jument dormait debout. Je sentis un liquide fort et chaud m’inonder. Je pestai contre le monde. La jument ouvrait et fermait son sexe » (Choukri 1980: 42).

Le narrateur protagoniste semble partager un certain goût pour les allusions scatologiques et dégoutantes ainsi que le célèbre personnage espagnol Lazarillo de Tormes; ce dernier utilise les excréments pour faire rire le spectateur et, donc, attirer l’attention du spectateur alors que Choukri déambule dans une atmosphère pleine de verges en érection, de chairs pourries, d’odeurs impénétrables, afin de reproduire un effet de désordre et de chaos dans les bas-fonds du Maroc colonial (Ouled Alla 2006: 257).

En dépit de cette réalité calamiteuse, il va se débrouiller ainsi qu’un personnage pittoresque: pour éviter les vols et les agressions sexuelles, il passe les nuits dans les cimetières, dans une écurie ou sur les toits des wagons. Pour survivre, il se met à fouiller les poubelles, à escroquer les touristes, à se faire passer pour un guide touristique, à faire de la contrebande dans le port de Tanger et à se prostituer avec des pédophiles:

On se dirigeait vers les environs de la ville. Un pédéraste. J’en étais sûr. Il arrêta la voiture dans un coin sombre. La ville scintillait derrière nous. Il alluma la lampe intérieure de la voiture et passa sa main sur ma braguette. C’était donc ça, le petit tour ! Le vrai petit tour commençait (Choukri 1980: 86).

Après cette scène, le protagoniste souffre une crise de conscience: « j’avais envie de pleurer. Que faire avec ce vieillard qui m’a sucé ? Je vais me mépriser et aussi mépriser les autres » (Choukri 1980: 86). Il va alors s’en échapper en imaginant embrasser le corps de la femme de ses rêves, Assia. Un amour quasi impossible. Il mélange alors imaginaire et réel: la consommation abusive d’alcool et d’autres drogues et la quête de plaisir charnel dans les maisons de passe l’aident à s’évader de l’existence misérable de son atmosphère. Dans cette étape de formation, il atteint le fond de l’abîme.

Pourtant, dans sa dernière étape d’apprentissage, lorsqu’il est emprisonné, il arrive à surmonter et à se forger personnellement:

—Tu as de la chance

—Moi ?

—Oui, toi, tu as de la chance.

—Et pourquoi ?

—Parce que tu sais lire et écrire (Choukri 1980: 136).

Lors de son expérience carcérale, Choukri exprime sa volonté d’apprendre à lire et à écrire[13]. D’après lui, l’acquisition de ce savoir lui permet de s’émanciper de sa couche sociale, de se débarrasser de son milieu analphabète et conservateur pour rejoindre une nouvelle société formée d’hommes et de femmes cultivés et à l’esprit libre. Il s’identifie ainsi à d’autres personnages du récit comme Abdelmalek: « quand il était de bonne humeur, Abdelmalek, le frère d’Hamid, me lisait les articles de la revue. Il avait quitté l’école à Tétouan et préférait traîner dans les bars et les cafés à Tanger (…): Il était devenu notre écrivain et lecteur public » (Choukri 1980: 152).

Une fois cultivé, il décide de mener une vie individualiste. Il refuse les relations amoureuses longues et, donc, l’idée de créer une famille. Une conception en contradiction totale avec celle de sa communauté. Il va également s’installer définitivement dans la ville cosmopolite de Tanger pour mener une vie de bohème[14] (Hilali 2014: 345).

Le récit tend à refléter les aspirations d’une « individualité » de plus en plus révélée. Une revendication déclenchée par ses expériences personnelles. Il veut atteindre sa singularité au milieu d’une collectivité. Néanmoins, la construction de son identité individuelle ne dépend pas uniquement de lui mais aussi des événements déclenchés par d’autres personnes de sa communauté ou d’ailleurs. Le récit autobiographique dévoile l’intérieur du protagoniste et, en même temps, les événements sociohistoriques qui affectent son cheminement:

L’autobiographie arabe classique est décrite comme étant « extérieure » dans le sens où elle traite des évènements extérieurs (à la vie de l’auteur). L’autobiographie moderne, au contraire, explore l’intériorité du personnage et met à nu le moi dans son intimité. Elle montre les conséquences que ces faits extérieurs ont sur le moi et relate les expériences psychologiques, spirituelles, intellectuelles et politiques. Elle fait part des pensées, des médiations, des engagements et emprunte les nombreuses et diverses voies du récit et du roman (Al-Hatib 2009: 11).

Cette hybridité entre le Moi du protagoniste et les bouleversements extérieurs insère cet ouvrage dans le sous-genre du récit historique et idéologique. Dans les derniers chapitres, Choukri évoque l’écrasement des révoltes de 1956 dont les conséquences sont gravement sévères:

—Kebdani m’a dit qu’il n’y a eu que six enterrements alors que tout le monde sait qu’il y a eu des dizaines et des dizaines de morts parmi les Marocains.

—C’est vrai. On commence à voir des corps sur le sable, rejetés par la mer.

—Ils ont jeté les corps des victimes à la mer ?

—On pense que les autorités espagnoles ont mis des Marocains vivants dans des sacs cousus et les ont jetés au fond de la mer. Certains cadavres ne portent aucune trace de balle, aucune blessure. Des gens ont trouvé le corps d’un jeune homme sur la côte de Larache les poings encore liés (Choukri 1980: 125).

Le dévoilement de ces événements historiques lui permet de briser le silence régnant dans sa communauté, de dénoncer les atrocités humaines et d’acquérir ses propres idées anticolonialistes. Pour forger son idée, il cherche des témoignages détenus probablement par des motifs politiques. Dans la scène carcérale, l’un des codétenus « sort un crayon et se mit à écrire sur le mur » des vers du poète tunisien Qassen Chabbi, résistant de la colonisation française sur la Tunisie:

Si un jour le peuple désire la vie.

Il faut que le destin réponde.

La nuit s’achèvera quoi qu’il arrive

Et le joug se brisera absolument (Choukri 1980: 136).

Un poème qui symbolise le désir de l’homme, opprimé en esclavage, pour se libérer et reconstruire son identité individuelle.

Nous voyons que la structure de cet ouvrage est le fruit d’une fusion de sous-genres littéraires permettant d’explorer l’intériorité du protagoniste et les événements extérieurs qui affectent en quelque sorte ses expériences psychologiques, spirituelles, intellectuelles et idéologiques. Néanmoins, cette fusion ne se manifeste pas uniquement au niveau des codes génériques mais aussi au niveau des codes narratifs.

Enchevêtrement des codes narratifs

Dans Le Pain nu, la narration se caractérise par la discontinuité du fil chronologique et la présence de la voix polyphonique. La narration apparaît sous la forme de recueil de mémoires: Choukri fait un effort mnémonique pour traiter le souvenir d’une enfance pleine de violence refoulée et de désirs frustrés, une expérience épouvantable aboutissant le plus souvent aux pires conséquences. Vu que cet ouvrage s’appuie sur un exercice de reconstitution des épisodes d’une enfance vécue, le lecteur a seulement accès à l’enfance et à la jeunesse de l’auteur de manière déformée. De surplus, il ne va pas s’intéresser à embellir ses souvenirs et à les énumérer de façon ordonnée mais à projeter ses émotions et les moments clés de son existence marquée par le paupérisme et la scélératesse :

Dans le chapitre premier, l’auteur n’évoque pas sa naissance, il ne décrit même pas la demeure familiale où il a passé les premiers moments de sa vie. Le récit s’ouvre in medias res sur une scène de deuil:

Nous étions plusieurs enfants à pleurer la mort de mon oncle. Avant je ne pleurais que lorsqu’on me frappait ou quand je perdais quelque chose. J’avais déjà vu des gens pleurer. C’était le temps de la famine dans le Rif. La sécheresse et la guerre. Un soir j’eus tellement faim que je ne savais plus comment arrêter mes larmes. Je suçais mes doigts. Je vomissais de la salive (Choukri 1980: 11).

L’évocation de cette perte familiale liée à la situation calamiteuse du Rif symbolise un point de rupture, un arrachement qui met en branle les engrenages d’un destin déchirant et bouleversant visible tout au long de la diégèse.

Dans la narration, Choukri n’accorde pas la même importance aux périodes marquantes de sa vie. Il traite la période couvrant ses vingt premières années de vie (1935-1956) mais en faisant notamment allusion aux événements qui contribuent à son développement personnel. C’est pour cela que sa période dans la prison est la plus longue, un moment de sa vie où il se rend compte de sa situation sociale et décide de s’en débarrasser à travers l’apprentissage de la lecture et de l’écriture (Hilali 2014: 321).

En outre, la voix du narrateur-protagoniste n’intervient pas toujours, ce récit fait entendre plusieurs voix narratives, ce qui donne l’effet d’une lecture « polyphonique ». Les personnages secondaires forment le tissu de la société marocaine de l’époque coloniale. Nous trouvons ainsi des Rifains en quête d’une vie meilleure dans des villes marocaines comme Tanger ou Tétouan, des contrebandiers qui côtoient les militaires espagnols, de jeunes prostituées fuyant les calamités des régions rurales, des enfants errants qui fouillent les poubelles des quartiers des chrétiens, etc. Des personnages hétérogènes qui interviennent à tour de rôle, parfois pour parler de leur vie, parfois pour offrir des informations sur le parcours du protagoniste.

D’autres personnages doivent intervenir pour offrir des informations complémentaires que le protagoniste méconnait. Choukri octroie, par exemple, la voix de la narration à d’autres personnages plus « cultivés » que lui afin de faire voir au spectateur les événements historiques les plus remarquables de l’histoire du Maroc colonial:

Aujourd’hui c’est jour de malheur.

—C’est quoi jour du malheur ?

—Tu ne sais pas ce que c’est ?

—Non

30 mars 1912. Date du protectorat français sur le Maroc. C’était pendant le règne de Moulay Abd Hafid. Ce dimanche, nous étions le 30 mars 1952. Cet anniversaire était un jour horrible. C’était donc ça le jour de malheur.

—Que voulons-nous des Français aujourd’hui ?

—Nous voulons leur départ. Aujourd’hui se termine le contrat du protectorat

(Choukri 1980: 92).

Ce type de personnage symbolise, en quelque sorte, l’alter ego du narrateur protagoniste. Il agit comme un document historique capable de se mêler à l’histoire individuelle[15] du protagoniste (Hilali 2014: 134).

La narration de ce récit se caractérise alors par la présence du discours indirect libre, un procédé littéraire où le lecteur connaît le protagoniste grâce à une narration double, celle du protagoniste et des personnages secondaires, deux types de narration qui s’avèrent parfois difficiles à identifier.

4. En guise de conclusion

Le Pain nu est orienté sur le témoignage d’une existence misérable dans les soubassements de Tanger et de Tétouan, dans des milieux ignorés et isolés du Maroc colonial. Un espace hybride contrôlé par une élite traditionnelle et une autre colonisatrice. Un milieu hiérarchique où les normes servent uniquement au développement des identités homogènes et immuables, à enchaîner les êtres dans une cage putride et à les condamner à un destin hideux.

Au milieu de cette confusion, Choukri transgresse les limites de sa communauté, notamment les codes familiaux et sexuels qui mènent l’être aux pires aboutissements. La contestation des codes familiaux lui coûte inexorablement l’exclusion de sa communauté et son dévergondage dans une atmosphère trouble marquée par la criminalité, les vols, le paupérisme infaillible et la violence démesurée. Un espace calamiteux où le protagoniste se réfugie dans la consommation abusive d’opium ou de kif et la jouissance sensuelle. Des habitudes qui le conduisent vers la chasteté désirante, l’éblouissement, l’extase et la délivrance. Enfoncé dans cet univers, il atteint la découverte de soi et, donc, son individualité. La narration tend alors à refléter les aspirations d’une « individualité » de plus en plus révélée. Une revendication déclenchée par les expériences personnelles du protagoniste.

Cette description sur la transgression et le dévoilement d’une réalité jusqu’alors masquée affecte dans une certaine mesure l’écriture et la construction du récit. En effet, l’écriture de Choukri s’inscrit dans une esthétique du déchirement visible à travers la fusion des codes génériques et narratifs. Une méthode littéraire capable de transmettre un nouveau genre, un type de littérature qui offre au lecteur une vision soignée sur les inquiétudes, les péripéties, les rêveries et le cheminement non seulement du protagoniste mais aussi des personnages secondaires, des personnages qui tissent avec le protagoniste le fil de la narration.

La contestation des frontières dans une société soumise à la colonisation et au système hiérarchique et l’écriture amalgamée liée au dévoilement des tabous apparaissent à maintes reprises dans la production littéraire du Maghreb de l’époque postcoloniale. À cet égard, il faudrait signaler la relation existant entre le récit de Choukri et celui de l’écrivain tunisien, Abdeljabbar El-Euch. Dans son ouvrage, le narrateur-protagoniste, emprisonné pour être suspecté d’avoir tenté d’assassiner l’un de ses compagnons, nous révèle son enfance troublée: abandonné dès son plus jeune âge dans un orphelinat, il échappe à l’asservissement et se réfugie dans les rues de Tunis. Très tôt, il côtoie la pauvreté et la misère sous toutes ses formes de sorte qu’il se réfugie dans la consommation abusive d’alcool et d’autres drogues. Une errance qui le mène vers une quête de lui-même et de ses origines.

Références bibliographiques

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7 El-Euch, B. (2010). Procès d’un chien (traduit de l’arabe par Hédi Khélil). Éditions Cenatra.

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10 Foucault, M. (1968). Distance, Aspect, Origine. Seuil. (1968). Interview avec Michel Foucault, entretien avec l. Lindung, traduction C. G. Bjurström, Bonniers Litteräre Magasin, 37e année, 3, 203-211.

11 — (1963). Préface à la transgression. Critique: Hommage à Georges Bataille. 195-196, 751-769.

12 — (1975). Surveiller et punir. Gallimard.

13 — (1976). Histoire de la folie. Gallimard.

14 — (1986). La pensée du dehors. Fata Morgana.

15 Gasparini, P. (2004). Est-il je ?: Roman autobiographique et autofiction (poétique). Seuil.

16 Gontard, M. (1993). Le moi étrange. Littérature marocaine de langue française. L’Harmattan.

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18 Hilali, B. (2014). L’autofiction en question. Une relecture du roman arabe à travers les œuvres de Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf. Université Lumière Lyon II.

19 Lejeune, P. (1975). Le pacte autobiographique. Seuil.

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22 Morène, J.-E. (Dir.). (1957). Des chercheurs français s’interrogent. Orientation et organisation du travail scientifique en France. Privat.

23 Nasseri, K. (1998). Chronique d’un enfant du hammam. Denoël.

24 Nasseri, K. (2001). Noces et funerailles. Denoël.

25 Ouled Alla, M. (2006). Un « pícaro » dans la ville. Essai de déchiffrement de l’espace urbain dans Le Pain nu de Mohamed Choukri. Al-Andalus Magreb: Estudios árabes e islámicos, 13, 251-268.

26 Sami, M. (2013). L’écriture de l’enfance dans le texte autobiographique marocain: éléments d’analyse à travers l’étude de cinq récits: le cas de Chraïbi, Khatibi, Choukri, Mernissi et Rachid O. University of Florida.

27 Subías Martínez, R. (2018). Transgression, subversion et personnages hors norme dans la nouvelle La sombra de B. Pérez Galdós. La Clé des langues. ENS de Lyon/DGESCO.

28 Šukrī, M. (1994). Al-šuṭṭār. Dār al-Sāqī.

29 Yacoubi, E.-H. (2008). L’écriture de soi comme modèle de contestation et d’affirmation de l’individu dans la société marocaine. Chimères 66-67 (I). 315-347. https://doi.org/10.3917/chime.066.0315


[1] Pour connaître la littérature marocaine d’expression française et les œuvres littéraires les plus connues, consulter l’article de Fouad (2009).

[2] En effet, nous pouvons trouver des romans comme Zoco Chico (1996) où il fait allusion à ses aventures de jeune rifain et à son errance dans le célèbre marché tangérois: le « Zoco Chico». À travers cet ouvrage, nous pouvons découvrir la ville de Tanger des années 1960, majestueuse agglomération urbaine qui se métamorphose graduellement car elle perd son essence cosmopolite, son parfum de vie internationale pour récupérer ses racines de ville traditionnelle.

Des recueils de nouvelles comme Le fou des roses (1979) ou La Tente (1985) où des maîtresses de maison, des maçons, des étudiants, des marchands ambulants prennent la voix de la narration pour nous faire voir la réalité quotidienne des quartiers les plus défavorisés du Maroc.

Des recueils de mémoire concernant ses retrouvailles avec Paul Bowles, Jean Genet et Tennesse Williams, certains de ces recueils s’intitulent Jean Genet et Tennesse Williams à Tanger (1992), Jean Genet à Tanger (1992), Jean Genet suite et fin (1992) ou Paul Bowles, le reclus de Tanger (1997).

[3] Au fil de la première moitié du XXe siècle, Tanger est la convoitise des puissances occidentales. L’Espagne et la France sont les premiers pays à implanter leur consulat, puis le Royaume Uni, le Portugal, l’Italie, la Belgique, les Pays Bas, la Suède et les États-Unis. À l’époque du protectorat du Maroc, Tanger devient ainsi ville internationale. Les puissances occidentales y font des investissements dans plusieurs domaines comme l’ouverture de nouvelles routes ou de chemins de fer connectant Tanger avec les villes principales du Maroc (Fès, Rabat ou Casablanca), la création de ports maritimes, l’implantation de centrales électriques, etc., il faut également ajouter les investissements de grands commerçants, des banquiers ou des aristocrates qui viennent de s’y installer (Hilali 2014: 216-217).

[4] Les premières lectures de ce récit provoquent une vraie tourmente à un type de spectateur peu habitué à des représentations subversives dans des sociétés arabo-musulmanes.

Cet ouvrage est alors publié au-dehors du Maroc grâce à sa traduction en français par Tahar Benjelloun en 1980 et en anglais par Paul Bowles en 1973. Dans les pays arabo-islamiques, cet ouvrage est d’abord censuré au Maroc en 1972 accusé d’encourager la déviance morale et sociale, puis en Égypte, lorsque la professeure de littérature Samia Mehrez décide de l’inscrire à son programme d’enseignement à l’Université du Caire. Peu après, quelques parents indignés se plaignent auprès de la présidence de l’université au prétexte que ce livre pouvait transgresser les conventions littéraires et les codes sociopolitiques. Cette situation sort du milieu académique en créant une scission entre les éditorialistes conservateurs et les écrivains et intellectuels de tendance plus progressiste. Enfin la censure est levée en 2002, un an avant la mort de Choukri (Sami 2013: 108).

[5] Il faut également signaler que les femmes parviennent à transgresser les frontières qui garantissent le pouvoir de l’homme sur la femme. Nous trouvons ce type de contestation dans le récit autobiographique de Fatima Mernissi, Rêves de femmes. Une enfance au harem (1994) où les femmes qui peuplent le harem s’immergent dans l’imaginaire, les superstitions, les rituels et les mythes pour reconstruire leur réalité: « Je leur parlerais de la fascination de l’inconnu, de celle du risque et de l’inaccoutumé. Je leur chanterais l’insolite et tout ce qu’on ne contrôle pas. C’est-à-dire la seule vie qui est digne d’un être: sans frontières sacrées ou pas. Une vie aux odeurs nouvelles qui ne rappellent rien d’ancestral. Oh, oui, je leur parlerais de l’impossible, d’un monde arabe dans lequel hommes et femmes pourraient danser, chanter et discuter sans qu’aucune frontière, aucune angoisse les sépare » (Mernissi 1994: 107).

[6] Le faqih est un homme religieux qui peut devenir saint. Son rôle consiste à former ses disciples. Il exerce son métier sans le contrôle d’aucune autorité (Yacoubi 2008: 318).

[7] La scélératesse incommensurable du père envers sa mère laisse des cicatrices psychologiques dans la mémoire de Choukri. Il arrive parfois à considérer les femmes comme un jouet à battre le jour et à féconder la nuit: « quand il revenait, il se disputait avec ma mère et souvent il la battait. Cependant, la nuit, je les entendais rire. Ils devaient s’amuser durant leurs ébats. Enfin je compris ce qu’ils faisaient. Ils dormaient nus et s’enlaçaient. C’était donc ça ce qui les unissait: le désir et la jouissance des corps. Moi aussi, quand je serai grand, j’aurai une femme. Le jour je la battrai. La nuit je la couvrirai de baisers et de tendresse. C’est un jeu et un passe-temps amusants entre l’homme et la femme » (Choukri 1980: 28).

[8] Dans la littérature marocaine d’expression française, le réalisme magique apparaît notamment dans le récit autobiographique de Fatima Mernissi, Rêves de femmes. Une enfance au harem (1994). Il faut signaler que ce mouvement littéraire n’appartient pas à une catégorie esthétique servant à transformer en œuvre poétique la réalité quotidienne mais à mettre en relief le côté ésotérique et illusoire des événements pour réinventer une nouvelle réalité. Pour l’auteure, l’imaginaire symbolise l’exutoire de sa réalité quotidienne et banale et la recréation et réinvention critique de son milieu: « (l’imaginaire) pour des femmes comme moi, c’est une chance unique de sortir, d’échapper à son destin, d’exister autrement, de voyager ». (Mernissi 1994: 154).

[9] Ce type de relation entre père et fils apparaît dans de nombreux récits autobiographiques marocains. Par exemple, l’écrivain marocain Karim Nasseri consacre son ouvrage Chronique d’un enfant du hammam (1999) à la violence de son père qui dépasse le plus souvent les limites car il traite le corps de son fils comme un vieux chiffon: « Je me demandais encore ce qui venait de m’arriver quand le Dictateur mon père s’empara de mon petit corps frêle et le jeta dans l’étable, comme un vieux chiffon, aux pieds de ses mules » (Nasseri 1998: 15). Nous pouvons également remarquer le même type de violence dans son deuxième ouvrage, intitulé, Noces et funérailles (2001): « Chaque jour, j’avais droit à une punition exemplaire. Le dictateur s’autorisait à me frapper jusqu’au sang. Il m’interdisait de jouer avec les gamins de mon âge » (Nasseri 2001: 96).Nous pouvons trouver une grande similitude non seulement dans la thématique de la violence familiale mais aussi dans les descriptions entre le récit de Choukri et ces deux ouvrages.

[10] Dans les scènes sexuelles de ses parents, Choukri manifeste son complexe d’Œdipe, il éprouve un certain sentiment de culpabilité et de plaisir après avoir été témoin de la sexualité de ses parents.

[11] L’hybridité des codes narratifs est l’une des caractéristiques de la littérature marocaine d’expression française ou arabe. Nous pouvons ainsi percevoir dans un seul ouvrage des éléments des récits classiques français (Chateaubriand, Rousseau, Sartre), des récits de voyages, des autobiographies ou de la littérature orale transmise de génération en génération. Il faut également ajouter que de nombreux écrivains marocains se sont inspirés de la littérature du Moyen Orient et de l’Occident. Par exemple, Fatima Mernissi se sert de la langue française pour construire des ouvrages inspirés de récits locaux, de contes ou d’anecdotes provenant de la tradition orale: « un jour, en fin d’après-midi, ma mère a pris le temps de m’expliquer pourquoi les contes s’appellent les Milles et Une Nuits » (Mernissi 1994: 16).

[12] Le récit autobiographique apparaît constamment dans la littérature marocaine d’expression française. À ce propos, le linguiste et philologue marocain Abdellah Bounfour précise que « la littérature francophone du Maghreb est fondée sur l’autobiographie. Que ce soit La boite à merveilles d’Ahmed Sefrioui, Nedjma de Kateb Yacine ou le Passé simple de Driss Chraïbi, la littérature du moi est première, à l’origine de la littérature francophone du Maghreb (Bounfour 1995: 71).

[13] C’est dans ce moment que s’achève le récit de Choukri. Dans son récit suivant, Le temps des erreurs (1992), il décide de quitter la ville de Tanger pour partir à Larache où il s’inscrit dans une école primaire jusqu’à devenir instituteur. Choukri réussit ses examens et accède en tant que professeur stagiaire à l’École d’instituteurs de Tanger. Toutefois, il déchante lorsqu’il découvre les moyens dérisoires du système éducatif marocain. Il décide alors de devenir écrivain. Il se met à publier des ouvrages pour témoigner le parcours de sa vie (Hilali 2014: 310-311).

[14] Entre la fin de son adolescence et le début de sa vie adulte, nous pouvons également remarquer son évolution à travers son physique: « pour confirmer la haute idée que j’avais de moi-même, je me suis acheté une veste et un pantalon voyant, des tas de nœuds papillons et une gourmette dorée en toc… Je me rase une ou deux fois par jour et je me parfume. J’ai même un petit flacon de parfum dans ma poche. L’enfant de la baraque, le compagnon des rats se fait coquet, se civilise, se métamorphose, se débarrasse de sa peau rustique et en enfile une autre satinée et délicate » (Choukri 1994: 244). Extrait traduit de l’arabe au français par Mohamed El Ghouladzouri. Son langage subit également une métamorphose. Le protagoniste parle d’abord le berbère, c’est-à-dire, sa langue de naissance. Lorsqu’il arrive à Tanger, il apprend le dialecte marocain pour s’y intégrer. Et enfin l’arabe classique, le français et l’arabe pour apprendre la littérature et la civilisation du Monde arabe et de l’Occident.

[15] La narration est individuelle lorsque l’auteur parle de ses propres expériences et collective quand les événements sociohistoriques ou les sentiments racontés par d’autres personnages affectent le développement individuel du protagoniste: « nous observons ici que l’autobiographie n’est pas, tant, « personnelle » comme certains peuvent le penser. En d’autres termes, elle n’est tout simplement pas « individuelle ». Il est vrai que l’autobiographie est soit l’image qui représente son auteur, soit l’image que l’auteur veut présenter. Cependant, nous ne pouvons voir dans l’autobiographie que ce que « la conscience et l’inconscience » du narrateur veut montrer. Et probablement, souvent, nous les lecteurs, ne voyons dans ce que nous lisons, ou croyons voir dans le miroir, que nous-mêmes. Plus précisément, nous lisons dans les histoires des autres nos propres histoires comme nous désirons qu’elles soient, ou qu’elles soient écrites, racontant nos aventures et nos vies, et en laissant de côté notre « narcissisme » et la franchisse de l’autobiographie vis-à-vis des autres » (Al-Hatib 2009: 10). Traduction élaborée par Hilali, B.