Madeleine Pelletier, ou les rêves et les frustrations d’une miraculée sociale.

Madeleine Pelletier, or the dreams and frustrations of a social miracle.

Nadia Brouardelle

 

Résumé :

Selon une étude de Le quotidien du médecin.fr publiée en 2017, des 7978 étudiants qui eurent l’opportunité de choisir leur spécialité médicale, 4545 étaient des femmes. Parmi ces spécialités se trouve la psychiatrie qui est féminisée à 57,8.%. Il semble donc évident que l’accès de la femme à l’internat s’est largement démocratisé depuis le début du XXème siècle. Cependant, nombreuses sont celles qui oublient que la réalité dont elles jouissent aujourd’hui, est le résultat du combat de Madeleine Pelletier, une féministe hors pair pour son époque. Cette dernière entreprit des études de médecine et désirait se spécialiser en psychiatrie. Or, pour accéder à l’internat, il était indispensable de pouvoir exercer certains droits politiques comme le vote qui était interdit aux femmes. Pour arriver à ses fins, Madeleine Pelletier défiera le patriarcat politique et obtiendra gain de cause. Elle sera ainsi la première femme en France à devenir interne des hôpitaux de Paris. Malheureusement, elle n’exercera jamais comme psychiatre car elle échouera à la deuxième partie des épreuves de l’adjuvat. Un rêve avorté mais une porte ouverte pour des milliers de femmes. Cet article prétend rendre hommage à Madeleine Pelletier et analyser le lent cheminement vers la féminisation médicale.

Mots-clés : Madeleine Pelletier ; psychiatrie ; lutte féminine ; féminisation médicale.

Abstract:

According to a study by Le quotidien du médecin. fr published in 2017, of the 7978 students who had the opportunity to choose their medical specialty, 4545 were women. In psychiatry, 57.8% of the professionals are women. It seems obvious that access to residency for women has been democratized since the beginning of the 20th century. However, many young people forget that the reality they can enjoy nowadays is the result of the first struggle of Madeleine Pelletier, an exceptional feminist of the early twentieth. She studied medicine and wanted to specialize in psychiatry. However, in order to enter the competitive examinations to become a resident, it was essential to be able to exercise her political rights. Women could not vote. To realize her ambition, Madeleine Pelletier challenged the political patriarchy and won the battle. So, she was the first woman in France to become a resident of the hospitals in Paris. However, she would never practice as a psychiatrist because she failed the second part of the examinations for associate physician. An aborted dream but an open door for thousands of women. This article aims to pay tribute to Madeleine Pelletier and to analyze the slow path towards medical feminization.

 

Keywords: Madeleine Pelletier; psychiatry; women doctors; feminine fight; medical feminization.

 

 

 

 

 

 

 

Le refus du génie aux femmes est le dernier retranchement de ceux qui ne veulent pas qu’elles se fassent une place dans la société. Avant de discuter le bien ou mal fondé de ce refus, il est nécessaire de poser, comme disent les parlementaires, la question préalable. Alors même qu’il serait vrai que le génie ne puisse habiter dans une tête féminine, cela ne prouverait en aucune façon qu’il faille exclure les femmes d’une situation quelconque. (Pelletier, 2018, p. 7)

 

1. La médecine : une carrière où prestige rime avec pouvoir masculin.

« Impose ta chance, sers ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront » (Char, 1950, p. 46). Cette phrase de René Char pourrait servir de leitmotiv à toutes ces femmes qui, à travers les siècles, ont lutté et luttent encore pour leur reconnaissance sociale, un leitmotiv pour toutes celles qui ont osé défier les interdits imposés à leur sexe et qui ont surmonté courageusement le mépris et les moqueries acerbes du genre masculin. Ces femmes ont eu la force et l’énergie, malgré maints obstacles rencontrés sur leur chemin, les uns plus durs à surmonter que les autres, d’aller jusqu’au bout de leurs rêves. Se faire reconnaître dans la sphère sociale n’était pas une mince affaire car il existait tant de secteurs masculins où la femme ne pouvait guère trouver sa place. Dans cet article, c’est de la médecine dont nous allons parler, un univers jusqu’à il y a peu « opiniâtrement clos[1] » (F. Ponge, 1967, p. 43) et masculin par excellence. Les hommes, à la fin du XIXème siècle, restaient encore et toujours sectaires et dangereusement sceptiques quant à l’inscription des femmes en Faculté de médecine. Selon eux, l’exercice de cet art ne semblait absolument pas fait pour le beau sexe et, des médecins comme Gustave Richelot se permettaient d’écrire, sans pudeur aucune, des insanités à l’encontre de ces femmes désireuses d’exercer à l’égal que leurs homologues masculins dans les hôpitaux :

On parle de plus en plus des femmes qui, dans l’intention d’exercer l’art de guérir, se livrent à l’étude des sciences médicales, en Amérique, en Angleterre, en Russie, en Suisse, en France même, et obtiennent le brevet de pharmacien ou le diplôme de docteur en médecine. Aucune législation, aucune puissance morale n’interviennent pour arrêter cette déplorable tendance. C’est un engouement, une maladie de notre époque. Dans plus d’un pays, on crée des Écoles de médecine à l’usage des femmes. […] Chez nous les femmes sont admises officiellement aux examens et jusqu’à l’internat dans nos hôpitaux ! » (Richelot, 1875, p. 7-8)

Voilà comment ce docteur en médecine introduisait ce volume qu’il prétendait être une recompilation de causeries fraternelles où lui et ses confrères s’indignaient face à l’entrée des femmes en médecine. Ceci n’est qu’un exemple des vifs débats méprisants de voix masculines qui prônaient leur désaccord quant à la présence féminine en médecine. Dans la deuxième moitié du XIXème siècle, plusieurs écoles de médecine étrangères, comme la Suisse, admettaient ou refusaient l’accès à la carrière médicale et à l’examen d’État sans distinction de sexe. En France, même si aucun texte de loi ne s’opposait à l’admission des femmes en faculté de médecine, il semblait régner une certaine réticence, une déconsidération certaine pour que les femmes puissent intégrer cette sphère masculine. À dessein. Le même volume cité ci-dessus, rapporte comment la femme n’était préparée ni physiologiquement ni psychologiquement pour ce type d’études. Et encore moins intellectuellement…

L’étude et la pratique de la médecine exigent des qualités viriles. Pour être médecin, il faut avoir une intelligence ouverte et prompte, une instruction solide et variée, un caractère sérieux et ferme, un grand sang-froid, un mélange de bonté et d’énergie, un empire complet sur toutes ses sensations, une vigueur morale et, au besoin, la force musculaire. Est-ce que ces qualités et ces aptitudes, sauf de très rares exceptions, peuvent se trouver réunies chez la femme ? Ne sont-elles pas précisément le contraire de la nature féminine ?  (Richelot, 1875, p. 18)

Pour cet auteur, les laboratoires et les salles de dissections ne pouvaient point être la place des femmes qui étaient incapables de supporter la vue du sang ou des débris de chair car leur état animique très changeant les en empêchait. Pour lui, cette faiblesse propre à leur condition de femme est la même que celle des autorités françaises qui leur octroient le droit de s’inscrire en faculté de médecine, un permis pour l’exercice de la médecine complètement impensable aux yeux de nombreux hommes. Néanmoins, c’est bien cette opportunité que certaines femmes saisiront pour finalement ouvrir très lentement une porte à battants lourde et pesante qui prétendait résister à l’invasion féminine mais qui finalement céderait petit à petit, laissant le pas à une entrée timide tout à la fin du XIXème siècle, début XXème :

[…] leur donner place aux examens officiels, leur accorder des grades dans nos Écoles, leur concéder des titres professionnels complets, c’est, de la part de l’administration supérieure, un acte de faiblesse ou de négligence, ce qu’on pourrait appeler l’abandon d’une portion importante de la direction sociale. (Richelot, 1875, p. 9)

Richelot, comme bon nombre de son genre, oubliait que dans des époques lointaines, primitives et même pendant l’Antiquité, de nombreuses femmes avaient laissé un témoignage de leur art médical. Comme le rappelle Mélina Lipinska, depuis les premières traces de civilisation, les femmes ont toujours montré de façon ouverte ou non, visible ou invisible leurs talents curatifs. (M. Lipinska, 1900). Alors, pourquoi autant d’hostilité ? Une manière d’intimider et de déstabiliser un groupe que le sexe fort croyait fragile ?

2. Une timide entrée des femmes aux études médicales

Mélina Lipinska raconte comment se produisirent les premières inscriptions à la faculté de Paris, après que son doyen Charles Adolphe Wurtz ait pris connaissance de l’admission des femmes dans les universités étrangères. Ce que beaucoup d’hommes redoutaient arriva enfin avec la première femme qui, en 1868, osa braver les instances masculines :

[…] entre 1866 et 1868, quelques femmes exprimèrent le désir de se consacrer aux études médicales. On sait que ce fut en 1866, que Madame Madeleine Brès, fit la première démarche auprès du doyen Wurtz pour obtenir l’autorisation de suivre les cours de la faculté de médecine. […] – Avez-vous les diplômes exigés par le règlement ? Lorsque vous les aurez acquis, venez me revoir, je serai heureux de vous accorder votre première inscription (Lipinska, 1900, p. 413).

Il faut remarquer qu’un an avant la pétition de Madeleine Brès, le 30 octobre 1867, le ministre de l’instruction publique d’alors, Victor Duruy, avaient ouvert des cours secondaires pour les jeunes filles, comme cela se faisait déjà dans certains pays européens, peut-être pour contrecarrer l’initiative déjà établie par des institutions privées. (Verneuil, 2009, p. 95-111). Un petit pas en avant… Mais ces cours ne permettaient malheureusement pas de donner les connaissances suffisantes pour accéder au baccalauréat. Pour ce qui se réfère à Madeleine Brès, elle s’était mariée très jeune, comme une grande majorité des femmes françaises, à l’âge de 15 ans. Par malheur pour elle, ou peut-être que ce veuvage fut-il une opportunité, elle perdit son mari à l’âge de 23 ans, avec à sa charge trois enfants qu’il lui fallait nourrir et éduquer. C’est pourquoi elle avait décidé d’entrer en Faculté de médecine, un travail où elle se sentait capable d’agir et de partager sa vocation[2]. Une femme remarquable car deux ans plus tard, elle se présenta à nouveau devant le doyen de la Faculté de Médecine de Paris avec le baccalauréat de sciences et celui de lettres. Comme nous venons de le dire il n’y avait pas de structure éducative pour les femmes en France[3]. Par conséquent, Madeleine Brès, tout comme celles qui suivirent[4], ont imposé leurs connaissances et surmonté l’effort dans un modèle éducatif essentiellement masculin et peu propice aux jeunes filles désireuses de savoir. Une fois les deux baccalauréats en poche, Madeleine Brès revint vers le doyen Wurtz, qui s’était renseigné auparavant par le biais du docteur Alexis Dureau, sur l’admission des femmes dans les écoles étrangères et plus précisément sur celle de la Faculté de médecine de Zurich. Ce dernier présenta un rapport de la situation universitaire en Europe à Victor Duruy et gagna la cause de la jeune femme. Madeleine Brès entra en faculté de médecine, mais elle ne fut plus potentiellement la première, car pendant la préparation de ses diplômes, trois étrangères y étaient entrées : l’américaine Mary Putnam, la russe Catherine Gontcharroff et Elizabeth Garrett, de nationalité anglaise (Lepinska, 1900). La bravoure, le courage et la persévérance de ces femmes sont salués et appuyés par leurs homologues féminins, comme une réponse aux insanités déversées par des médecins du même calibre que Gustave Richelot :

Espérons que nos jeunes demoiselles ne s’arrêteront pas en si beau chemin, et que, séduites par l’exemple des américaines, on les verra à leur tour prendre leurs inscriptions à la Faculté de Droit ou suivre les cours de la Faculté de médecine, afin de fournir à la France un gracieux contingent d’avocats et de médecins (Gaël, 1868, p. 36)

Tel un écho, son souhait s’est fait entendre parmi les femmes françaises qui timidement et lentement intégrèrent la Faculté de médecine. Au début du XXème, elles ne sont que vingt-neuf étudiantes françaises à Paris et plus ou moins le même nombre en province. En 1920, il y a à peine une centaine de femmes pour toute la France. Ce chiffre évolue notablement vers la fin de cette décennie avec cinq cent cinquante femmes-médecins pour l’hexagone et ses colonies. (Planiol, 2000, p. 60).

Toutes ces femmes ont manifesté le désir d’exercer ce talent médical. Méprisées par la gente masculine, elles obtiendront gain de cause grâce à leur persévérance et en montrant qu’elles sont capables intellectuellement de s’imposer dans la jungle animale masculine du monde médical. Certaines ont même utilisé des subterfuges pour s’approprier une activité qui, pensaient-elles, pouvait être conjuguée au féminin. Tel est le cas du docteur James Barry alias Miranda qui s’enrôla dans l’armée anglaise pour soigner et guérir les soldats blessés tant sur le terrain que dans les hôpitaux. D’ailleurs, l’excellence de son travail ferait qu’elle serait nommée Inspecteur général des hôpitaux, sans jamais lever aucun soupçon. Preuve que les femmes ont du génie ! C’est lors de son autopsie que le secret le mieux caché verra le jour : « […] sans jamais soulever la moindre suspicion sur son sexe jusqu’en 1865, quand l’autopsie révèlera qu’il s’agit d’une femme. Ô stupeur ! Pour cacher cette découverte à la reine Victoria, Miranda sera inhumée en tant que James Barry, valeureux médecin (homme) ! »  (Planiol, 2000, p. 37).

Voici donc une manière intelligente de déjouer la mauvaise foi des hommes médecins pour faire montre des capacités de la femme en ce domaine. Miranda ne sera pas la seule. Dans d’autres contextes sociaux-historiques, beaucoup de femmes utiliseront l’artifice du déguisement pour mener à bien leurs rêves et illusions… Madeleine Pelletier est une de ces féministes radicales avant-gardistes, peut-être la seule, qui s’habillera également en homme non pour exercer mais pour lui dire qu’elle est son égal. Elle pensait qu’accoutrée de cette façon, elle pourrait faire entendre haut et fort son combat moral et politique en faveur de la lutte des femmes.

2. Madeleine Pelletier, une miraculée sociale envers et contre tous.

Si Madeleine Pelletier avait vécu à l’époque des premières admissions à la Faculté de médecine, sa voix se serait fait entendre sans aucun doute car, s’il est un droit pour lequel elle lutta toute sa vie, c’est bien celui de l’égalité des sexes aussi bien au niveau familial que professionnel. Celle qui dit s’être sentie féministe depuis qu’elle avait l’âge de raison, n’avait rien pour devenir l’une des références du féminisme de la première vague française. En effet, celle qui renia le prénom de sa mère, Anne, naquit le 18 mai 1874, dans un quartier prolétaire pauvre de Paris, le deuxième arrondissement. Elle s’éduqua et grandit tant bien que mal dans une ambiance sale et déprimante, dans une maison qui faisait office de magasin de fruits au rez-de-chaussée. Elle ne dut son succès qu’à la force de son intelligence et de son obstination. Son père, cocher de fiacre, devenu infirme à la suite d’une hémiplégie, était sa seule consolation, la seule personne qui la comprenait et tentait de répondre à ses inquiétudes vitales et intellectuelles. Il percevait bien que sa fille était un être spécial, au contraire de sa mère avec qui les relations étaient tendues et difficiles. Anne Passavy qui accoucha de 12 enfants, dont dix moururent à la naissance ou en bas âge, souhaitait pour sa fille le même sort que les jeunes de sa génération : trouver un mari, avoir des enfants et mener à bien son foyer. Elle se trompait complètement lorsqu’elle pensait que sa fille lui cachait une relation alors qu’elle rentrait tard le soir parce qu’elle fréquentait en secret les milieux anarchiques qui lui rapportaient bien plus intellectuellement que sa mère. Relatant ces retours nocturnes à la maison et supposant que c’était pour un homme, elle en fit part à son mari qui lui répondit de la sorte :

Mais non, maman, elle n’a personne, j’en jurerai presque. Ta fille, je vais te le dire ; eh bien tu ne la connais pas. C’est une enfant bizarre qui ne ressemble à aucune autre ; aussi, tu vois, elle n’a pas de camarades. Un orgueil immense est en elle ; elle pense que les autres jeunes filles ne sont que des poupées frivoles, indignes de son amitié. Elle lit, elle lit des quantités de choses dont la plupart sont inutiles à son brevet. Elle se forge des tas d’idées impossibles, elle s’emballe pour des chimères… Non, elle n’a pas d’amant, elle est bien trop fière. Aussi le danger n’est pas là ; il est ailleurs… Je crains que ta fille ne soit pas mariable. […] je sais qu’au fond elle a horreur des hommes. (Pelletier, 1996, p. 36)

Une enfant bizarre qui ne comprenait pas les enfants de son âge, une jeune femme curieuse de savoir qui, après avoir lu plusieurs livres sur Napoléon, pensait avec conviction que vouloir était lié directement avec pouvoir. C’est ainsi que dans La femme vierge, son œuvre considérée comme un récit biographique, elle écrivit :

Elle a lu plusieurs livres sur Napoléon, elle connaît la médiocrité de ses origines et son ascension merveilleuse, cela lui donne un appétit de grandeur extraordinaire. Le dimanche, elle s’en va toute seule, jusqu’à la place de l’Étoile et, à lire les noms des rues qui rappellent les victoires du premier Empire, à contempler les maisons princières, les belles voitures, elle se plonge dans une sorte de rêve de grandeur. Mais le soir arrive, il faut rentrer et la maison lui semble ignoble avec sa pauvreté et sa malpropreté. (Pelletier, 1996, p. 19).

« Impossible n’est pas français » aurait écrit Napoléon en 1813. C’est bien cette devise qui pouvait s’appliquer à celle dont la vie aurait pu se fondre dans les méandres de la pauvreté. Cette incroyable féministe radicale s’est construit une vie intellectuellement très riche grâce à ses convictions les plus profondes auxquelles elle resta toujours fidèle, mais que beaucoup de ses contemporains ne comprirent pas toujours. Intellectuellement riche car matériellement elle finira, comme la grande majorité des femmes - médecins du premier quart du XXème siècle, dans la pauvreté[5].

À douze ans, peu encouragée par sa mère, elle abandonna ses études et l’école où elle ne se sentait aimée ni de ses camarades de classe ni par ses professeurs. Cependant son goût pour l’étude ne périt point. À partir de treize ans, en cachette, elle commença à fréquenter les milieux anarchistes, socialistes et la franc-maçonnerie, qui ne firent qu’aiguiser sa soif de savoir jusqu’à l’ériger en une véritable autodidacte. Elle passa le baccalauréat, seule, en 1896, à 20 ans, grâce à l’aide de Charles Letourneau, qui comme elle était engagée dans les débats féministes et fréquentait avec elle les milieux socialistes et francs-maçons. Grâce à ce soutien et bien d’autres qui s’alliaient à ses idées et à la même cause, elle obtint une bourse de la ville de Paris qui lui permit de s’inscrire en Faculté de médecine, après avoir obtenu le passeport pour l’université avec mention très bien. Grâce à ses prédécesseurs-femmes qui en avaient ouvert les portes plusieurs années auparavant, elle ne rencontra aucun obstacle. Cependant, plus de 30 ans après la première inscription féminine, sur les 4500 étudiants inscrits, il n’y avait encore que 129 femmes. Madeleine Pelletier fit de brillantes études et elle désirait se spécialiser en psychiatrie. En 1900, elle était médecin, mais ce n’était pas assez pour elle. Elle était passionnée par l’anthropologie physique[6] et la craniométrie, deux disciplines qui posaient l’inégalité des sexes. Elle publiera bon nombre d’articles pour démontrer que l’infériorité psychophysiologique des femmes est fausse. Passionnée donc par la psychologie et la psychiatrie, elle soutiendra, en 1903, une thèse intitulée l’association des idées dans la manie aiguë et dans la débilité mentale qu’elle défendra également avec brillance. Un an auparavant, elle demanda à passer le concours de l’internat des asiles, ce qui lui fut refusé car elle ne pouvait jouir de ses droits politiques pour être une femme. Ce refus alimenta donc son premier grand combat féministe : obtenir l’ouverture du concours des asiles d’aliénés pour les femmes. Elle obtint gain de cause grâce, en autres, au quotidien La Fronde[7], dirigé par la grande féministe Marguerite Durand. Ce quotidien lui permit de faire montre de son combat et de rendre public sa lutte pour admettre les femmes dans toutes les spécialités médicales. C’est ainsi qu’elle obtint l’ouverture du concours en 1903 et qu’elle devint, à l’âge de 30 ans, la première femme interne des hôpitaux de Paris grâce à sa réussite où elle se plaça 6ème sur 11 candidats[8]. Cette féministe convaincue et imparable, put donc faire des stages dans différents asiles comme celui de Sainte-Anne ou encore ceux de Ville Evrard et de Villejuif. En mars 1906, elle demanda à passer le concours d’adjuvat pour devenir médecin –adjoint des asiles. À nouveau rejetée puisque femme, elle mènera un nouveau combat et obtiendra l’autorisation quelques mois après. Bizarrement ou pas, elle échoua à l’admissibilité[9]. Il faut dire que Madeleine Pelletier était compromise avec de nombreuses causes et il semble que la plus importante pour elle, la cause féministe et les combats qui s’ensuivirent eurent raison de sa brillante carrière. Elle n’eut d’autre remède pour survivre que de demander un poste de médecin des PTT ; on lui accorda un simple poste de suppléante, un poste qui ne la sortit jamais de la pauvreté matérielle. D’ailleurs, pour subsister, elle s’inscrivit sur la liste des médecins de Paris. Ainsi, nuit et jour elle devait être disponible en cas d’urgence, tout simplement pour compléter son maigre salaire.

Ainsi sera la vie de cette grande intellectuelle féministe. Ce qu’elle n’obtint pas pour elle, permit à de très nombreuses jeunes femmes d’entrer dans cette spécialité, surtout à partir des années 70 où la féminisation des professions de la santé devint plus qu’évidente. Dès lors, un de ses vœux les plus chers vit finalement sa concrétisation dans le dernier quart du XXème siècle.

3. Vers l’évidence de la féminisation de la médecine

Les années 70, et le virage à 180º de mai soixante-huit ont donné un nouveau visage à la France aussi bien du côté familial que professionnel. Après ce tournant historique, les femmes ont été de plus en plus nombreuses à accéder aux études supérieures de médecine jusqu’à représenter de nos jours plus de 40 % du corps médical, et, elles devraient atteindre la parité vers 2020 (Lapeyre, le Feuvre, 2005, p. 59-81). Les pronostics de ces deux chercheures sont plus que véridiques puisque d’après des statistiques de profilmedecin.fr datées de 2019, des 101355 médecins généralistes, 48 % sont des femmes. De même pour la psychiatrie, spécialité mise à l’honneur dans cet article, en hommage à Madeleine Pelletier, les femmes se distinguent nettement ; ce qui ferait certainement sourire notre féministe intégrale. Le même web rapporte qu’en 2017, des 7978 étudiants qui choisirent leur spécialité, les femmes représentaient 57 % des effectifs. Cette même année, la psychiatrie fut la seconde option la plus demandée par les étudiantes, c’est - à-dire qu’elles passaient à représenter 57,6 % des effectifs. En 2019, des 15479 psychiatres en activité, 52 % furent des femmes, ce qui signifie que la parité dans ce secteur est plus que réussie. Certes, Il s’agit d’un choix responsable et vocationnel pour cette activité médicale qui est sûrement l’une des disciplines les plus difficiles à mener à bien au quotidien. Les psychiatres doivent en effet faire face à des patients qui sont souvent agressifs et dont les agissements sont imprévisibles :

Les psychiatres, qui sont en majorité des femmes, sont plus exposés aux violences physiques et sexuelles que les autres médecins […]. Comme les urgentistes, ils travaillent aux urgences et doivent prendre en charge des patients agités. Et puis ce sont les seuls médecins qui peuvent priver les gens de liberté. Ils sont exposés à des situations compliquées et ne sont pas du tout formés pour y faire face. (Fond, Bourbon, Micoulaud-Franchi, Auquier, Boyer, Lançon, 2018, p. 36)

Un constat qui n’est pas nouveau puisqu’en 1934, Henri Ey, dans ses études à l’asile de Sainte-Anne, où Madeleine Pelletier avait fait ses stages, faisait l’étalage des pathologies les plus fréquentes qu’affrontaient les médecins. Il soulignait déjà la difficulté de maîtriser et de reconduire certains patients. En effet, ses recherches déduisaient que les délires, les hallucinations et la dissociation schizophrénique étaient le lot quotidien des spécialistes. (Clervoy, 1997, p. 114)

Une discipline un tantinet compliquée et depuis toujours difficile à exercer, qui démontre le courage des femmes tout en soulignant une nette féminisation de ce secteur médical. Il en va de même avec d’autres spécialités comme la gynécologie, la pédiatrie, l’endocrinologie et la dermatologie pour ne nommer que celles qui sont hautement féminisées comme le souligne le quotidien du médecin. fr. Ladite source met également en exergue que les spécialités chirurgicales telles que la neurochirurgie sont encore une affaire d’hommes avec 76,2 % de chirurgiens en 2017. Il en va de même pour la chirurgie orale, orthopédique, vasculaire ou encore l’anesthésie-réanimation.

Toutes les spécialités ne connaissent donc pas la parité, mais la présence générale des femmes en médecine est dorénavant gagnée. Un présent, témoin de nombreuses luttes que nos femmes-prédécesseurs ont mené à bien, essuyant tous types d’humiliations pour réaliser leur désir de faire partie de la grande famille de la médecine. Comme le souligne Thérèse Planiol, les générations actuelles et futures ne doivent pas effacer ce passé glorieux qui leur donne aujourd’hui la chance d’étudier sans problème la médecine :

Quelle que soit la façon d’aborder le sujet des femmes médecins d’aujourd’hui, il est indispensable pour jeter un regard lucide et avisé sur ses lendemains possibles, de se souvenir que la lutte a été longue, âpre, jusqu’à une arrivée gagnante dans les dernières années. Une arrivée gagnante ? Sans doute, puisque les jeunes filles attirées par la médecine ou la biologie arrivent nettement en plus grand nombre que les garçons au bureau des inscriptions de la faculté. Sans doute aussi dans les possibilités de choix puisqu’il n’existe pratiquement plus de voies inaccessibles et que la proportion des femmes ne fait que croître dans toutes les spécialités et dans tous les secteurs, civil, hospitalier, salarié. Les « herbes folles » ainsi qualifiées, il y a cent ans, par un esprit borné ont indiscutablement fourni une floraison riche et variée de solides praticiennes et de femmes savantes engagées dans le corps d’élite qui éclaire ici et là de ses phares les arcanes du progrès en médecine et en biologie. (Planiol, 2000, p. 335)

4.Conclusions

C’est donc une réalité. Aujourd’hui, les femmes peuvent jouir d’une vie professionnelle plutôt satisfaisante dans de nombreuses spécialisations médicales. Elles puisent consciemment ou pas dans le souvenir de leurs formidables homologues qui ont osé braver les barrières politiques et sociales d’une époque où la médecine était exclusivement un art masculin. Cependant, même si en apparence, le pari est gagné, il reste toutefois quelques inégalités qu’il leur faut balayer pour être l’égale de l’homme à tout point de vue. En effet, les postes hiérarchiques continuent d’être essentiellement masculins, et il s’agit toujours d’un comportement discriminatoire puisque le nombre d’années d’études est le même pour les deux sexes. Malheureusement leur expérience professionnelle continue d’être moins valorisée et dans certains cas moins payée. Pourquoi ? Au XXIème siècle il semble incroyable qu’il n’existe toujours pas de réponse à ce phénomène qui avilit finalement la fonction des femmes, qui remet sans cesse en doute ses capacités physiques, intellectuelles, tout comme au début du XIXème siècle, alors qu’elles sont réellement capables de démontrer ce qu’elles valent sans vouloir imiter les hommes. Tout simplement, elles désirent s’impliquer dans une profession qu’elles ont choisie par vocation, qu’elles ont choisie parce qu’elles savent qu’elles peuvent apporter beaucoup à la société. A quand une réponse pertinente ? À quand l’égalité à tous niveaux pour une même profession ? Quand l’équation « à compétence égale, grade égal » qu’évoque déjà Thérèse Planiol 20 ans auparavant sera-t-elle une réalité palpable ? (Planiol, 2000, p. 337) Il faut croire qu’un jour une société « unisexe » pourra mettre les hommes et les femmes sur le même pied d’égalité. Madeleine Pelletier le pensait déjà presqu’un siècle auparavant : « D’un pas lent, comme le progrès, nous marchons vers l’égalité sociale des sexes. Peu à peu les barrières tombent, un temps viendra où on verra des femmes dans toutes les branches de l’activité humaine. Alors les barrières morales tomberont comme les barrières matérielles, la femme aura la liberté. » (Pelletier, 2018, p. 27)

Cette dernière, femme pionnière des études psychiatriques, ne put exercer. Mais l’ironie du sort voulut qu’elle finisse sa vie tristement et lamentablement dans l’asile de Perray Vaucluse le 27 mai 1939. En 1933, elle fut poursuivie pour avortement, une affaire qui n’eut aucune suite. En 1937, elle fut victime d’une hémiplégie qui la diminua  physiquement et mentalement. Ce handicap ne l’empêcha pas d’être accusée à nouveau de « faiseuse d’anges » en 1939, alors qu’elle avait 64 ans. Il fut évident qu’elle ne pouvait avoir avorté toute seule la jeune fille, enceinte de son frère qui l’avait violée. L’infirmière qui l’aida en suivant ses conseils fut emprisonnée. Quant à notre féministe aux idées malthusiennes, elle fut internée, jugée irresponsable de ses actes et perçue comme une source de troubles pour l’ordre public. Tel fut le verdict du médecin qui l’examina : folle avec toute sa raison. Personne n’osait critiquer l’avis du spécialiste car ce type d’internement comme régulateur social et politique était monnaie relativement courante, et non seulement dans le premier quart du XXème siècle. Dans les années 1970, ce type d’actions perdurait. Patrick Clervoy le signale à travers les paroles d’Henri Ey qui expliquait cette pratique peu professionnelle : « L’association Mondiale de Psychiatrie dénonce le danger des campagnes de contestation antipsychiatrique d’inspiration politico-idéologique qui font jouer à la psychiatrie un rôle qui n’est pas le sien, celui d’être un instrument de la répression sociale. »  (Clervoy, 1997, p. 291).

Madeleine Pelletier, psychiatre dans l’âme, la première à revendiquer le droit à l’avortement, fut une de ces victimes de la répression sociale et politique. Elle connaissait très bien ce monde pour y avoir fait des stages, et elle savait qu’il était facile d’entrer à l’asile. Elle connaissait également les difficultés pour en sortir. Dans un asile avec toute sa raison, elle meurt misérablement le 29 décembre 1939, 7 mois après son entrée dans le labyrinthe de l’oubli.

 

 

BIOGRAPHIE :

 

Bard, Christine (1995). Les filles de Marianne, histoire des féminismes, 1914-1940. Fayard.

Bard, Christine (2015). Les féministes de la première vague. Presses Universitaires de Rennes.

Bard, Christine, El Amrani, Frédérique et Pavard, Bibia (2013). Histoire des femmes dans la France des XIXe et XXsiècles. Éditions Ellipses.

Bascou-Bance, Paulette (1972). La première femme bachelière : Julie Daubié. Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1, 107-113. https://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1972_num_1_1_3177

Battagliola, Françoise (2004). Histoire du travail des femmes. La découverte.

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Clervoy, Patrick (1997). Henry Ey (1900-1977), Cinquante ans de psychiatrie en France. Imp. Durand.

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[1] Il s’agit d’une célèbre expression de Francis Ponge en parlant d’une huître.

[2] Elle avait eu l’occasion, durant son enfance, d’accompagner son père, qui était charpentier, et qui était appelé pour réparer certaines choses. (Lipinska, 1900, p. 413)

[3] En effet, dans d’autres pays comme la Russie - en 1857, l’épouse d’Alexandre II et sa tante, à faveur de l’émancipation de la femme, demandèrent à l’Empereur de fonder un lycée de jeunes filles à Saint-Pétersbourg ; il fut par la suite fermé, car en 1862, on décida la fermeture des cours libres d’enseignement supérieur – en Angleterre, en Roumanie et aux États-Unis, il était possible pour les jeunes femmes d’assister à des cours de secondaire dans des collèges privés conçus pour et très souvent par elles, et aussi dans des institutions publiques qui leur étaient également réservées. Par conséquent, ces jeunes étrangères avaient la possibilité d’acquérir les connaissances nécessaires pour accéder aux études supérieures. (Lepinska, 1900) 

[4]  Julie Daubié, qui était alors institutrice laïque à Paris, passera son baccalauréat à Lyon en 1861 puisque la ville qui l’employait lui refusait l’accès à la préparation dudit diplôme. Puis en 1863, il y eut Mademoiselle Chenu à Paris, Mademoiselle Perez à Bordeaux pour ne citer qu’elles. (Bascou-Bance, 1972)  

[5] Thérèse Planiol nous dit que les issues professionnelles dans ce secteur furent malheureusement peu nombreuses. Par exemple Madeleine Brès, la première française diplômée, mourut dans la misère, tout comme Madame Ribard, la deuxième française inscrite à la faculté, qui dut s’exiler pour ne pas mourir de faim. Le même sort encourra à Madeleine Pelletier.

[6] Elle sera d’ailleurs une des dix femmes inscrites dans La Société d’Anthropologie de Paris sur un total de 550 personnes.

[7] Journal fondé en 1897 qui renfermait des contenus hautement littéraires et politiques.

[8] Une autre jeune femme, Constance Pascal, accédera également à ce concours en occupant la 8ème place.

[9] Constance Pascal en fera de même deux ans plus tard, en 1908. Elle sera admise. Ce sera une des rares femmes de l’époque à finir en qualité de directrice Centre hospitalier Roger-Prévot de Moisselles en 1925.